Notre rédactrice Natacha de Santignac nous plonge dans le monde des pêcheurs du lac Léman.

La cabane de Prangins, canton de Vaud.
La cabane de Prangins, canton de Vaud.

Mais qu’est donc que cette sonnerie qui vient perturber mon sommeil? Aurais-je commis une erreur en me couchant hier soir? 3h04 du matin, que se passe-t-il? Je reprends mes esprits avant que Morphée ne me kidnappe à nouveau, et me dresse sur mon lit : aujourd’hui, je pêche sur le lac Léman ! Rendez-vous à 4h00 au port d’Allaman, niché entre Genève et Lausanne, avec les hommes de la famille Clerc, pêcheurs de père en fils depuis cinq générations.

Heureusement, j’ai préparé tout mon nécessaire hier soir, car ce matin, j’avoue que je ne suis pas très au clair : bottes de pluie, coupe-vent, pantalon imperméable, bloc-notes, appareil-photo, sans oublier mon téléphone. Il est trop tôt pour avoir faim, aussi j’emporte un scone, rescapé de la Perfide Albion, ainsi qu’une bouteille d’eau.

Je m’enfonce dans la nuit noire, et décide après moult hésitations, de m’engager sur l’autoroute. Il pleut… Mince alors, moi qui restais optimiste sur la météo, me voilà défaite ! Il est curieux d’observer comment le temps se déploie sur une autre échelle au cœur de la nuit. J’éprouve la sensation d’être dans un film en accéléré. Je sors à Rolle. Un pressentiment me dit que c’est mieux ainsi. Je tourne un peu à la recherche de la route du lac que ni mon GPS ni mon téléphone ne semblent vouloir m’indiquer. J’y vais à l’instinct, me remémorant une promenade avec des amis par ici, voilà bien longtemps. J’y suis, saine et sauve, en tout cas pour l’instant. La pluie a cessé. M. Clerc, le père, tout en fracassant une mouche avec une tapette jaune et rouge qui reposait fièrement sur la table, m’invite à entrer. Je m’assois et je l’écoute me parler des différentes techniques de pêche utilisées sur le lac : la monte, les filets de lève, les meniers, les grands pics et les nasses. Tout ceci me paraît bien abstrait, malgré les dessins qu’il me montre. Il doit bien voir à mon air que je suis à côté, et pas seulement à cause de l’heure, il me rassure : « on va vous montrer ! » Puis les noms de poissons que j’ai coutume de lire sur les menus de restaurants résonnent dans cette pièce où l’on procède aux derniers préparatifs avant de partir : féra, brochet, omble chevalier, perche, truite.

Lac Léman, Suisse.
Le Léman.

Nicolas, le fils aîné, cherche une paire de bottes non trouées, mais fait chou blanc. Jérémie, le benjamin, candidat au permis de pêche en septembre, et qui s’était rendormi après une nuit microscopique (Paléo oblige. Eh oui, les pêcheurs aiment la musique et fréquentent avec ferveur le festival tous les ans), grille une cigarette pour se mettre en route. Nicolas avoue : « Moi, je carbure au café, lui à la clope ». J’ai l’impression de ne pas carburer du tout, ça promet !

Après avoir déposé les bacs de glace dans la voiture, nous fendons la nuit noire vers le bateau. Pas un bruit au dehors, la pleine lune de juillet nous tient compagnie et éclaire notre route. Le bateau chargé, nous quittons le rivage. Nicolas est à la barre. Les limites du port à peine franchies, il met les gaz. Nous sommes seuls sur le lac, un vent doux caresse nos joues tout en s’amusant avec nos cheveux. Un sentiment d’exaltation et de liberté totale me submerge tandis que la lune danse avec les nuages. « Nous allons aux féras », selon l’expression de M. Clerc. Les huit filets « grand pic » déposés la veille après 5 heures de l’après-midi, selon la loi, vont être levés. Le courant est très faible, ils n’ont pas vraiment dérivé.

Ce matin, la machine, permettant aux pêcheurs de sortir les filets plus facilement du lac, est capricieuse, un faux contact électrique causant quelques tracas est finalement réparé. Féra, nous voilà ! Au large, les températures sont un peu moins clémentes, aussi je m’emmitoufle dans mon coupe-vent après une bataille houleuse avec ma fermeture Éclair. La pêche est silencieuse. Chacun à son poste : Nicolas tire les mailles de la machine, Jérémie dégage les poissons qui s’abattent dramatiquement sur le sol, il « replie » ensuite le filet sur une barre métallique en prenant grand soin des flotteurs, et M. Clerc, penché au-dessus des flots guette les poissons tout en dégageant les fils des flotteurs.

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Lorsque les féras sont libérées, elles émettent un cri déchirant, comme un râle profond, qui me surprend de prime abord puis m’émeut tant il exprime la douleur. C’est la première fois que j’entends le cri du poisson. Je me demande si en nageant, il émet des sons audibles par l’homme. Le jour commence à se lever, une lumière discrète se glisse entre les nuages et la lune, le noir cède la place aux dégradés de bleu, et les goélands s’invitent autour de notre barque. Ils nous observent sachant que bientôt, ils pourront recueillir leur pitance. Les restes de féra, poisson délicat et fragile, leur seront rendus bientôt. Si une féra sort des filets morte, elle est jetée au lac où les carnassiers, tels la boya, grande perche, ou le brochet, en feront rapidement leur affaire personnelle. Les huit filets ne sont pas encore remontés, déjà Jérémie vide les poissons et les dépose dans les bacs garnis de glace. Le festin des goélands peut commencer en grande pompe. Cris, battements d’ailes, claquements de becs, vols rapides, tous les coups sont permis, ce n’est pas le supermarché, c’est la nature dans toute sa beauté, dans toute sa cruauté, dans toute sa magnificence. Je reste pétrifiée devant ce spectacle où tout le monde lutte pour sa survie, même éventrées les féras frétillent encore. Il est 6h30, je dois bien avouer que mon appétit se réveille aussi… Un goéland vient se poser sur le moteur du bateau, aurait-il repéré les miettes de mon scone? Il nous toise alors que nous sommes tous affairés à nos tâches respectives. Ayant bien observé le rangement des flotteurs, je m’y colle : mon apprentissage débute !

Après avoir sorti tous les filets et rangé toutes les féras au frais, je constate que les goélands continuent de nous poursuivre à un mètre au-dessus de nos têtes. A l’affût, ils ne lâchent rien, mais nos réserves sont vides et progressivement, ils renoncent. La nuit a laissé place au jour. Le vrombissement de notre moteur n’est plus seul sur le lac. Mon estomac réclame de la nourriture à grands cris, je n’ai plus rien à lui offrir. Ce ne sont certes pas les féras drapées de glace qui vont me mettre l’eau à la bouche, non, pas à cette heure.

Goélands, lac Léman, Suisse.
Goélands, lac Léman.

Nicolas dépose Jérémie et leur père au port d’Allaman, puis nous filons vers Prangins où la famille possède une cabane ainsi que deux embarcations. La promenade est belle. Les yeux fermés de Nicolas à la barre ne m’inquiètent guère, je me laisse porter au gré du vent et des flots. Une dernière crique puis le château de Nyon apparaît dominant cette partie du lac avec une majesté sans pareil. Nous virons sur la droite et arrivons à bon port.

Première mission : s’occuper des soixante kilos de féras. Maintenant qu’elles sont éventrées, leurs écailles doivent disparaître. Une machine incroyablement efficace se charge du travail, décorant au passage les alentours de la cabane, ainsi que les proches rives du lac de petits points scintillants et colorés évoquant les tableaux de Seurat. Deux canettes ayant élu domicile sur ces rivages cancanent en se tordant pour attraper tout ce qui passe près d’elles et qui pourrait s’avérer comestible ! Après les écailles dont elles font peu de cas, elles sont heureuses de découvrir des restes de viscères glissant vers le lac, emportés par le flot d’eau libéré par l’écailleuse.

Lorsque les féras sont bien au frais, Nicolas et moi embarquons les filets meniers à perches. J’apprends, non sans stupeur, que les formes ovales sur les filets sont des flotteurs et non des appâts, comme je l’avais toujours pensé. Nicolas observe le lac et choisit une zone qu’il espère propice. Délicatement, les filets sont installés. Nous reviendrons en milieu d’après-midi afin de découvrir ce que la nature nous aura réservé aujourd’hui. Nicolas espère que la pêche portera ses fruits et me dit : « On pêcherait une tonne de perches par jour, qu’on les vendrait. La demande est très importante ». De nouveau en « plein lac » avec le vent et le soleil, je savoure de tous mes sens, ces minutes précieuses qui me sont données à vivre.

C’est au tour de Mesdames les gourmandes écrevisses de nous tendre les pinces, attention, ça fait mal! Dix nasses à visiter, elles ont été placées hier après-midi. A l’intérieur, des restes d’omble chevalier pour les attirer. Le résultat n’est pas à la hauteur des espérances de Nicolas : douze kilos. Il appelle directement un collègue de Nyon pour l’informer de la nouvelle, les écrevisses sont vendues de suite, et nous allons les livrer, en bateau bien sûr ! Nicolas m’explique : « Aujourd’hui, il y a une bonne entente entre les pêcheurs. On travaille ensemble. Ce n’est pas comme à l’époque de mon père où ils se tiraient dans les pattes. Je sais qu’il a une grosse commande d’écrevisse à honorer ». Il est maintenant presque 10h. De retour à Prangins, je demande à Nicolas où je peux acheter de la nourriture, car je crois bien que je vais m’évanouir ! Mais voilà M. Clerc et Jérémie, les bras chargés de victuailles ! Pâté à la viande, jambon, fromage, pain, salade de poulpes, j’en passe! Assise sur une chaise maculée de café et couverte de poussière, entourée de filets de pêche et mes affaires décorées d’écailles, je me régale, et suis au paradis. La vétusté du lieu ajoute au charme du voyage ! Les pêcheurs ont d’autres (poissons-) chats à fouetter !

 

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Mais, ici, pas de place à la rêverie, il faut s’activer pour la suite de la journée ! Mission : pêche à la monte ! Cette dernière représente la pêche traditionnelle, du moins à mes yeux. Un long filet dessinant la forme d’un cercle est déposé dans l’eau, puis deux pêcheurs soulèvent chacun des côtés. La récompense se situe dans « la poche ». Par cinq fois, nous allons tenter notre chance. Le rituel est toujours le même : d’abord on jette l’ancre garnie d’une bouée orange bien visible, ensuite, on dépose le filet décoré de carrelages ou de « catelles », comme on dit en Suisse romande, enfin « décoré », ce n’est pas tout à fait exact ! Car cela représente le poids nécessaire afin que le filet descende dans les profondeurs ! Finalement, deux pêcheurs tirent sur chacune des extrémités jusqu’à ce que la poche arrive près de la surface, alors un seul pêcheur soulève la pêche puis la déverse sur le pont. Nos poches nous offrent des brochets de trois kilos et des boyas en quantité ! Le soleil tape sur le lac. N’y tenant plus, j’enlève mes bottes de pluie : me voici donc pieds nus sur un bateau glissant dont le pont est jonché de poissons piquants y « circulant » en toute liberté. En effet, ils se débattent avec tant de vigueur qu’ils sortent des caisses à chaque saut. Inutile de les ranger à chaque fois. Aussi je choisis de me caler dans un coin, et me contente de prendre des photos.

Enfin le retour sur Prangins est annoncé ! Je n’ai jamais été aussi ravie de retrouver l’ombre. Quel bonheur, quel douceur ! Jérémie et Nicolas préparent les brochets qui viennent d’être vendus à un poissonnier. Ecaillés, éventrés, lavés à terre, la botte sur la queue, avec un jet d’eau si puissant qu’il ressemble à un Kärcher ! Le poissonnier arrive, prend de suite la marchandise sans demander son reste. Je me remets de toutes mes émotions de la journée dont je ne suis pourtant pas près de voir la fin, il est environ 14h. Petite pause dégustation ! Au programme une glace, cassis-mangue, que M. Clerc est allé nous acheter. Entre deux cuillerées, il évoque ses souvenirs de stars du Festival de Montreux qui passaient un moment avec lui au retour de leur concert, à l’aube. En effet, la maison juste à côté abritait un hôtel de luxe à l’époque. Il a bavardé avec Nina Simone, Véronique Sanson.

Nicolas et moi repartons ensuite vers nos filets meniers. Combien de perches aurons-nous la surprise de découvrir? Nous arrivons près de la bouée et après avoir installé la barre métallique où les filets se rangent, Nicolas commence à tirer… Pas grand chose à l’horizon, tout à coup une, puis deux, trois poissons apparaissent. Je demande si je peux mettre la main au filet et dégager les perches. Nicolas accepte, voilà que je continue mon apprentissage. Les perches piquent ! Il faut se gaffer, comme on dit dans cette région, car, évidemment c’est au niveau de la tête que les filets sont le plus délicats à retirer ! Mais ce n’est pas le pire ! Les filets sont bourrés d’écrevisses dont toutes les pattes et les pinces sont emmêlées, de la folie !!!!! Un peu d’appréhension à la première que je jette dans le bac à glace avec force, pour ne pas dire violence, dès qu’elle est libre. Au bout de la quatrième, je me sens plus à l’aise, et commence à inventer une histoire d’écrevisse qui n’écoute pas sa mère et se retrouve toujours dans des situations impossibles, du fait de sa curiosité et de son impétuosité ! Cette fois, pas de retour envisageable, pourtant sa maman lui avait bien dit de ne pas tenter de jouer au Mikado avec les filets ! Enfin, dans le lac, la vie n’est pas de tout repos, même pour les écrevisses, car si elles ne tombent pas dans les mailles ou les nasses des pêcheurs, les boyas en font bonne chère, et les avalent avec leur carapace ! Quant aux corbeaux, après les avoir pêchées, ils les jettent du ciel pour les voir se fracasser au sol et se repaître ainsi de leur chair ! Voilà qui fait froid dans le dos !

Filet de la pêche à la monte, lac Léman, Suisse.

Filet de la pêche à la monte, lac Léman.

Maintenant que les dix-sept heures ont sonné, Nicolas et Jérémie peuvent déposer les grands pics pour la pêche du lendemain. Nous voici donc en route. Nous avons évité la pluie qui tombait sur le Festival Paléo, la lumière change et pendant que nous remontons vers Allaman deux paysages complètement différents s’offrent à mes yeux. Sur ma gauche le vert du Jura et des arbres en bordure du lac, sur ma droite, le bleu du lac, des montagnes voilées et du ciel. C’est absolument incroyable! Je rêve un peu, puis Nicolas me donne la barre en me disant « Tu veux conduire? » Me voici aux commandes. J’hésite un peu sur la vitesse, mais Nicolas me fait signe d’y aller, alors, je fonce. Le vent s’emporte un peu plus, les vagues nous éclaboussent, je souris à la nature et à la vie.

J’ai passé une journée extraordinaire, en compagnie de pêcheurs respectueux de leur environnement et dont l’amour de leur métier transparaît dans chacun de leurs gestes, dans chacune de leur parole. Je repars le cœur comblé. Dans ma besace : une mousse et un tartare de féra avec des filets de perches, le tout préparé par mes acolytes ! Quel délice ! Quel bonheur !

NDS

A lire:

Robert Huysecom: Mille ans de pêche au Léman: des hommes, un lac, un métier, éd. La Salévienne, 1999 – 158 pages.