En cette fin d’année 2018, nous revenons sur une affaire qui a marqué Sciez-sur-Léman, commune du Grand Genève savoyard, où la municipalité a entrepris de construire l’agglomération transfrontalière contre ses habitants. 

Alban Lavy vit dans une maison remarquable appelée « Alvéole »: de forme octogonale à sa base et au toit hexagonal. Une soucoupe volante posée au milieu de ce terrain de 3000 m2? Une yourte sédentaire, en dur? Une maison où la lumière entre toute la journée. Où, grâce à son balcon qui tourne autour, à 360 degrés, l’on peut se mettre à l’ombre l’été et au soleil l’hiver.

Alban sait que la zone, encore verte – d’anciennes terres agricoles – est très convoitée. Située sur la trajectoire d’une future ligne de bus rapides, dans l’agglomération transfrontalière franco-suisse du Grand Genève, la commune de Sciez attire de nombreux migrants en majorité  venus d’autres régions de France pour travailler à Genève, capitale diplomatique de la Suisse et centre financier mondial, et qu’il faut loger. À l’image des autres villages de la région, Sciez s’urbanise rapidement et a maintenant le statut de « ville ».

Sachant que la municipalité a des projets sur les parcelles voisines, Alban et sa voisine Catherine Béranche ont demandé, dès 2014, à pouvoir participer aux réflexions concernant l’urbanisation de la zone. Ils se sont vu répondre qu’ils n’avaient pas de raison de s’inquiéter, que les projets n’allaient pas affecter leurs biens et que ce serait avec plaisir qu’on les conviera à participer au devenir de Sciez.

En juillet 2018, ils sont invités par le maire, Jean-Luc Bidal, à une réunion avec l’ensemble des propriétaires des 5 hectares de terrains concernés, l’urbaniste Ange Sartori, engagé par la commune, les membres de la commission urbanisme et le promoteur « choisi sur concours » pour urbaniser la zone.

« Où sont passées nos maisons? »

Après une brève présentation par le maire, l’urbaniste explique l’intérêt de développer cette zone « dépourvue de constructions ». Alban et Catherine, cette dernière est propriétaire de trois petits chalets, se lèvent pour objecter. L’urbaniste leur retourne un « je me suis mal exprimé ». L’incident est clos. Vient le moment de présenter les images du futur quartier de « 180 appartements, soit 600 habitants, 340 places de parking et une école ». Alban et Catherine ne reconnaissent pas le lieu: « où sont la maison Alvéole et les chalets? », demandent-ils.

L’urbaniste répond: « je vous présente le promoteur que nous avons choisi pour la qualité de son projet. Il va négocier avec vous, c’est l’occasion unique pour vous de valoriser votre bien. Nous commençons à construire dans 18 mois ». « Et si je ne souhaite pas vendre? », lui rétorque Alban. « J’espère qu’on n’en arrivera pas là. Le préfet peut vous exproprier pour intérêt public », répond l’urbaniste.

La « menace » d’un classement en zone naturelle

Alban et Catherine, les deux seuls de 24 propriétaires fonciers à habiter la zone, ne se laissent pas impressionner. Le maire lance une autre « menace »: « si le projet est annulé, la zone sera classée naturelle et vos terrains ne vaudront plus rien ». « ça serait parfait si c’était vrai », rétorque Alban.

Face à la contestation, le maire lance une réplique illustrant l’idée dont beaucoup d’élus français se font de la démocratie: « Si vous n’êtes pas content de ce qu’on fait, vous voterez pour une autre équipe municipale la prochaine fois. »

Le projet « Les Jardins Suspendus de Bonnatrait »: une immense dalle de béton couvrant 374 places de stationnement, une surface de plancher de 14’130 m2. Agence Van Den Driessche Architectes

Les deux résidents, maintenant qualifiés de « résistants », demandent à rencontrer le maire personnellement pour en parler. Celui-ci lance une nouvelle « menace ». En effet, la différence entre les salaires si l’on travaille en Suisse ou en France et la demande de logements faisant monter les prix de l’immobilier, une loi française impose aux communes que chaque nouveau projet de construction comprenne 25% de logements sociaux. Le maire et son adjointe à l’urbanisme auraient répété devant les résistants, « si vous ne vendez pas, on sera obligé de construire un seul immeuble de logements sociaux le long de vos parcelles, et ce que vous y verrez vous dégoûtera ». Il est ici sans doute fait allusion aux problèmes de vandalisme à répétition dans un nouvel immeuble de la commune qui comprend des logements sociaux. Pour Sylvain Boudou, président du comité sciézois de défense de l’Alvéole, « ce n’est pas seulement une menace stupide, c’est aussi méprisant et insultant pour les bailleurs sociaux et les habitants de logements aidés ».

L’un des trois chalets et la maison Alvéole en arrière-plan.

« Le responsable de la situation, c’est le résistant, pas la commune! »

Contradictoirement, le maire assure à nouveau que si le projet tombe à l’eau, « automatiquement ces parcelles-là redeviendraient […] une zone protégée et donc ce seraient des terres qui seraient impossible de construire pour au moins 50, 60 ans voire plus ». Non seulement nous n’avons pas trouvés de sources confirmant cette affirmation, mais le maire rejette la responsabilité du blocage du projet sur le seul Alban: « l’ensemble des propriétaires de ce secteur pourrait avoir le sentiment d’être lésés à cause d’un propriétaire, pas à cause de la commune! »« Un autre voisin a déjà reçu un appel anonyme qui se plaignait du fait que la défense de l’Alvéole bloque la vente de tous les terrains. Avec des déclarations comme celles-ci, cherchent-ils  à semer la zizanie entre voisins alors qu’ils sont à 100% responsables? », nous confie Catherine. La situation pourrait devenir délétère. « Va-t-on bientôt recevoir des petits cercueils en carton dans nos boîte aux lettres? » se demande Alban.

Les habitants de la commune se divisent entre ceux, très minoritaires, qui pensent que les pouvoirs publics gagneront quoiqu’il arrive, et que puisque le projet est engagé, il vaut mieux vendre, même au prix ridicule proposé par la mairie (le prix du terrain nu, au rabais) qui ne permettrait pas d’acheter une propriété équivalente dans la région ; et les autres, plus nombreux, qui soutiennent les habitants, pétitionnent contre le bétonnage du village, interpellent le maire. « Ils nous ont mis au pied du mur, et maintenant on se retrouve tous dans une situation de blocage. Il va falloir qu’ils règlent la situation rapidement! », martèle Séverine Descurninges, fleuriste voisine, également touchée par le projet.

Commerçants « pris en étau »

Rendez-vous est pris avec un avocat bien connu dans la région, qui explique aux citoyens qu’une procédure d’expulsion pourrait durer quelques années et très probablement se solder par défaite de la mairie. Ils rencontrent ensuite le promoteur, Priam’s, à Annecy. Le promoteur dit à Alban qu’il comprend qu’il ne veuille pas vendre dans ces conditions, que la commune avait effectivement omis de dire qu’il y avait des constructions sur la zone et qu’en tant que constructeur, ils préfèrent bâtir sur les parcelles voisines uniquement plutôt que de ternir leur image en tentant une peu probable expropriation pour finalement ne pas voir le projet se concrétiser.

Sylvain, le villageois qui a lancé la pétition, envoie des lettres d’informations pour tenir informés les habitants. Sur les réseaux sociaux on like et on partage les infos et les images satyriques. Durant les mois d’août et septembre, le sujet est sur toutes les lèvres. Les deux commerçants présents sur la zone entrent dans la danse: ils estiment « être pris en étau » entre le maire et les résistants: ils ne peuvent pas se projeter dans l’avenir et commencent à perdre des commandes, leurs clients ayant peur qu’ils ne ferment la boutique dans les mois à venir. Les commerçants menacent eux aussi de faire intervenir leur avocat et de bloquer le projet. Une nouvelle salve d’articles dans la presse, la pression s’accentue sur le maire, qui tente de maintenir le cap.

Le 8 octobre, un courrier aux propriétaires leurs annonçant que, face à « l’hostilité d’au moins deux propriétaires » la commune étudie toutes les possibilités. Même le promoteur affirme avoir reçu l’aval de la mairie pour imaginer un plan B contournant les parcelles résistantes: « l’architecte travaille actuellement sur une version alternative », a assuré le développeur foncier courant octobre. Les résistants et la presse y voient donc clairement une capitulation: « La mairie renonce », « La maison alvéole va être épargnée » titre le quotidien régional Le Dauphiné Libéré.

Projet non-retenu. IMAPRIM / Patrick Gaillard / Les Architectes du Paysage

Abandon ou « passage en force »?

Pourtant le maire s’entête. En effet, dans une interview vidéo publiée sur le site de la commune de Sciez le 3 novembre 2018, il déclare, apparemment irrité par l’annonce dans les médias de l’abandon du projet dans l’état actuel:  « deux possibilités extrêmes: soit l’abandon du projet, soit le passage en force (sic). Et à l’intérieur il y a toute une gamme de possibilités, et notamment une que je privilégie qui est celle de la reconstruction de la maison Alvéole sur une autre parcelle de manière à pouvoir faire un projet équilibré ». Alban nous explique qu’une bande de terrain « coincée entre deux routes et une caserne de pompiers » lui a été proposée en échange.

Le défenseur Sylvain Boudou n’en croit pas ses oreilles: « Reconstruire une copie de la maison Alvéole ailleurs? Mais il n’a rien compris Monsieur le maire… Sa proposition, c’est un peu comme si on voulait construire un aéroport à Versailles et qu’on disait: « c’est pas grave, on va reconstruire le château à l’identique vers Chartres, là il y aura de la place »… ».

Toujours dans sa dernière intervention filmée, le maire martèle que si la commune ne construit pas assez, l’Etat construira « les logements sans nous demander notre avis, sans forcément respecter le plan local d’urbanisme, et là, la population fera beaucoup de grimaces, parce que ça ne sera pas forcément le style voulu à Sciez, pas forcément dans les endroits voulus à Sciez et on se moquera bien de savoir si ça gêne des personnes, si ça enlève la vue à des gens, si c’est trop haut… Tout ça on n’en parlera plus! ». « Mais ça ne changera rien, nous n’avons jamais eu notre mot à dire, alors que nous demandions à participer », réagit Catherine, la propriétaire des chalets.

Dans son intervention filmée du mois de décembre, le maire déclare dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes: « cette fin d’année, avec les turbulences que l’on voit, qui sont liées à cette difficulté de plus en plus grande à écouter l’autre. » Son souhait pour 2019: « C’est qu’on s’écoute les uns les autres un peu plus pour éviter de faire des bêtises et donc perdre du temps et de l’argent. » Une manière de reconnaître que l’absence de concertation, notamment sur ce méga projet d’urbanisme, fut une erreur? Avec une notion de « démocratie » limitée au vote d’un représentant tous les six ans et convaincu que les résistants « insultent le futur », font obstruction au « Progrès » et vont « contre leur propre intérêt », le maire ne fait sûrement pas ici son autocritique.

Une chose est pourtant certaine: le passage en force de grands projets a toujours plus de mal à s’imposer, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale. Mais parfois certains bâtiments d’importance architecturale sont détruits par de « malencontreux » coups de pelle mécanique, comme ce fut le cas l’été dernier dans une commune voisine… « Avec le comité de voisinage nous veillons sur nos habitations », assure Alban. « On lâche rien! », conclu Sylvain au nom de l’association sciézoise de défense de l’Alvéole.